Françoise Tomeno

Françoise Tomeno

25 avril 2013

Le poinçonneur du Printemps

Françoise Tomeno
25 avril 2013

Il n'avait pas le ticket, le Printemps. Il n'avait pas le ticket avec le poinçonneur.

Le journée avait été belle, radieuse même. Le printemps était arrivé, sans crier gare.
Euh... si, il avait crié "gare", au fond. Il s'était fait annoncer par toutes les radios, il avait fait annoncer son arrivée en gare du temps qui passe pour ce dimanche. 

Une arrivée que l'on n'espérait plus. On l'avait attendu depuis tellement longtemps sur le quai de la gare du temps qui passe, le printemps, qu'on avait fini par ne plus y croire. On ne croyait plus qu'il allait finir par venir poser ses valises. D'ailleurs, le soleil s'était fait la malle depuis si longtemps! Dans la malle, il avait emporté la lumière. Plus de lumière depuis des mois. Des bruits couraient que l'on ne les reverrait plus ni l'un ni l'autre, ni le soleil, ni la lumière. Qu'il allait falloir s'habituer à vivre désormais sans eux, au milieu de cette infinie grisaille. On avait bien eu une ou deux journées de soleil, quasi saugrenues tant elles avaient été brèves. Un autre bruit courait: les gouvernements du Monde s'étaient mis d'accord (pour une fois!) pour fabriquer des projecteurs très puissants et invisibles. Une fois de temps en temps, pas très souvent du fait de la nécessité des économies d'énergie, ils les faisaient allumer, pour nous faire croire au soleil. On était assez bêtes pour marcher dans la combine.

La journée avait été belle, radieuse même. La balade aussi. La balade le long de la petite rivière au pied de la cité médiévale. Tout le monde était sorti, le monde se croisait dans les rues de la cité, le monde descendait patauger dans la boue que la pluie avait eu à coeur de fabriquer, de malaxer, sur les chemins le long de la rivière, et tant pis pour les chaussures fraîchement nettoyées en l'honneur du printemps. Tant pis pour la boue qui laissait traîner sur elles des petits dessins rigolos. On aurait toujours le temps d'y remédier. Le monde souriait, personne ne faisait la tête et chacun y allait de son commentaire. Petits et grands s'extasiaient, les bras et les jambes offerts au déjeuner du printemps.

On avait fait comme le monde, comme tout le monde. On avait déambulé dans la cité, on avait descendu le chemin, on avait enfoncé nos pieds dans la gadoue. On avait eu plaisir à tout ça.

Et puis il avait fallu prendre du souci (ça veut dire se préoccuper qu'il n'y a pas que ça dans la vie, et qu'il va falloir partir... ça se dit en Suisse, j'aime beaucoup cette expression). On avait pris le souci dans nos bras, et on l'avait emmené direction la gare, le souci. La gare du temps qui passe où le printemps avait crié en arrivant.
Dans le premier TER, le poinçonneur du printemps était passé. Sans un bruit, sans une parole, sans un regard, lentement, ça sentait la déprime. S'était pas aperçu que c'était le Printemps, le poinçonneur? Ou bien il se disait que le Printemps, c'était pas pour lui, c'était toujours pour les autres? Lui, il n'avait pas que ça à faire, d'attendre le Printemps, fallait qu'il travaille, le poinçonneur. Alors il poinçonnait, il poinçonnait, il ne chantait pas, non, ça sentait le désenchantement, ça ne sentait pas les lilas du Printemps.  Pourtant il avait mis sa belle chemisette lilas de la SNCF, lilas Charles X pour être précis. 

Le Printemps n'avait pas le ticket, le poinçonneur déprimait. 

Le Mans, changement de TER. Pour une fois, l'attente était relativement courte. On patiente sur le quai en attendant la correspondance. Je remarque notre poinçonneur en grande discussion avec un autre homme de l'art des chemins de fer. Celui-là serait-il pessimiste? Il a gardé son épais par dessus bleu foncé, et ne semble pas en souffrir. Ca discute ferme, et j'entends à plusieurs reprises notre poinçonneur à la chemise lilas affirmer avec colère "Ca fait ch...". Ah mais... qu'est-ce qui le fait ch..., notre poinçonneur?

Je rêvasse dans le train, il va falloir arriver, quitter l'ambiance jubilatoire de cette belle journée pour reprendre le rythme de la vie ordinaire. Je regarde les paysages. L'eau tombée ces derniers temps fait encore plein de petits lacs dans les champs. Il paraît que les nappes phréatiques sont comblées de joie, ça faisait des années que ça ne leur était pas arrivé.

Ah, j'entends la voix d'un contrôleur. Qui salue aimablement celui-là. Faisant force commentaires sympathiques. Disant à un jeune homme qui n'avait pas poinçonné son billet: " Pour cette fois je ne dis rien, mais je devrais vous mettre une amende de dix euros...". Ca change du Poinçonneur de tout à l'heure.
Je prépare mon billet. J'aperçois sur le côté la silhouette du sus-nommé contrôleur. C'est drôle, il a la même silhouette que celui du train précédent. Il prend mon billet: "Ah, je vous ai déjà contrôlée tout à l'heure".
Ca alors!!! C'est le même, et pourtant ce n'est pas le même. Qu'est-ce qu'il lui a dit, qu'est-ce qu'il lui a fait, son collègue du quai de la gare du temps qui passe? C'est lui qui avait contrôlé le Printemps, qui avait le ticket du Printemps? Ca l'a rassuré, mon poinçonneur des lilas Charles X?

Et si...
Et si le Printemps...
Et si le Printemps, c'était....

Mais oui, mais c'est bien sûr. 

"Et le Printemps nous a salués.
C'était lui le garde barrière
et il nous a bien remerciés...
Et toutes les fleurs de toute la terre 
soudain se sont mises à pousser
pousser à tort et à travers
sur la voie de chemin de fer
qui ne voulait plus avancer
de peur de les abîmer

Alors on est revenus à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
À pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles"

Et voilà. Le Printemps n'avait pas son ticket parce que les garde barrières n'ont jamais de tickets. C'est gratos pour eux. C'est ça qu'il a appris sur le quai de la gare du temps qui passe, le poinçonneur des lilas. C'est ça qui lui a remonté le moral, qui l'a ragaillardi, au point qu'il a pu nous regarder, nous parler, et tout et tout.

Sacré Prévert, qui connaît les vrais secrets de la vie.

Pour la peine, je vais vous l'écrire en entier, le poème de Prévert. 




En sortant de l'école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés                                    
tout autour de la terre
dans un wagon doré

Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés

Au-dessus de la mer
nous avons rencontré
la lune et les étoiles
sur un bateau à voile
partant pour le Japon
et les trois mousquetaires
des cinq doigts de la main
tournant la manivelle
d'un petit sous-marin
plongeant au fond des mers
pour chercher des oursins

Revenant sur la terre
nous avons rencontré
sur la voie de chemin de fer
une maison qui fuyait
fuyait tout autour de la terre
fuyait tout autour de la mer
fuyait devant l'hiver
qui voulait l'attraper 

Mais nous sur notre chemin de fer
on s'est mis à rouler
rouler derrière l'hiver
et on l'a écrasé
et la maison s'est arrêtée
et le printemps nous a salués

C'était lui le garde-barrière
et il nous a bien remerciés
et toutes les fleurs de toute la terre
soudain se sont mises à pousser
pousser à tort et à travers
sur la voie de chemin de fer
qui ne voulait plus avancer
de peur de les abîmer

Alors on est revenu à pied
à pied tout autour de la terre
à pied tout autour de la mer
tout autour du soleil
de la lune et des étoiles
A pied à cheval en voiture
et en bateau à voiles.



Photos 2 et 3: la maison de Jacques Prévert à Omonville la petite